Dr Abdelmalek Nacer PhD, Optométrie et Sciences de la Vision, Espagne

Ces dernières années, beaucoup de professionnels de la vision nous délivrent une interprétation vague et erronée des effets dus à la lumière bleue qui émane des appareils électroniques et surtout des écrans de tablette, smartphone, ordinateur, télévision, etc. Je voudrais présenter quelques éléments en guise de clarification et explications afin de lever les points de confusion et les conséquences qui peuvent en découler.

Tout d’abord, la lumière bleue est indispensable pour une vision normale dite trichromatique (Figure 1). Notre système visuel, de la cornée au cortex visuel, est fait de telle manière qu’il intègre la lumière bleue dans son « processing » de vision normale et de vision des couleurs. Il est utile de rappeler que la rétine contient dans sa couche photoréceptrice un type de cônes connu sous le nom de « cône bleu », entièrement dévoué à la détection des nuances bleues (purement chromatiques) des objets. Bien avant l’apparition des appareils modernes, l’Homme a toujours vécu en harmonie avec son entourage naturel. L’œil et la vision, comme le reste des organes et fonctions biologiques du corps humain, peuvent souffrir des altérations et des dégénérescences dues à la radiation lumineuse ambiante et spécialement aux rayons ultra-violets (UV). Heureusement que des structures comme la cornée et le cristallin, entre autres, permettent d’absorber la quasi-totalité des UVB et UVC, connus comme les plus dangereux pour l’œil.


Figure 1: Courbes de la sensitivité spectrale de l’œil humain normal

Protéger l’œil, c’est donc protéger les structures externes et internes que sont principalement la cornée, le cristallin et la rétine. Les cônes bleus justement sont connus pour être assez fragiles et sensibles aux maladies rétiniennes et aux conditions extrêmes de lumière solaire (voir mon article à ce sujet : Nacer et Al-Abdelmunem,Annals of Ophthalmology of America,2002).Les pays du Golfe, où a été réalisée l’étude, ont une illumination solaire ambiante tellement importante (jusqu’à 20 fois plus forte que dans les pays d’Europe du Nord) que la présence de maladies oculaires telles que cataracte, ptérygion, pinguécula, maculopathies et autres, sont très fréquentes chez une grande partie de la population de ces pays. Les régions sud du Maghreb sont elles aussi affectées par une forte incidence de maladies oculaires à l’instar des pays du Golfe. Une série de travaux de recherche qui a été publiée en Australie sous le nom de Blue Mountain Study arrive aux mêmes conclusions. Le climat dans certaines régions de l’Australie est comparable à celui du Maghreb et des Etats arabes du Golfe.

Ainsi, je me permets d’avancer que l’exposition prolongée de l’œil aux radiations solaires intenses sans protection provoque des maladies oculaires parfois graves et irréversibles, et ce, dans un milieu naturel. En revanche, lorsque l’on regarde un écran pendant des heures, que ce soit un ordinateur, un téléviseur, un smartphone ou une tablette, on est exposé à la lumière bleue artificielle (ondes courtes visibles) de l’appareil. Ce qui est prouvé dans beaucoup de travaux de recherche, c’est que les conséquences de tels comportements, chez les enfants surtout, sont d’ordre asthénopique (fatigue visuelle, céphalées, sécheresse oculaire, troubles accommodatifs, etc.). Mais il n’existe aucune preuve scientifique que la lumière bleue des appareils numériques endommage l’œil comme le font les rayons solaires. Du moins, nous n’en connaissons pas encore les conséquences physiologiques directes. Il va falloir attendre que la recherche progresse encore pour se prononcer. L’inconfort que certaines personnes éprouvent après avoir regardé des écrans est probablement une fatigue oculaire dite numérique. Nous avons tendance à cligner moins fréquemment des yeux en regardant les écrans, provoquant ainsi une fatigue et une sécheresse oculaire très inconfortables (Rahul Khurana, MD, American Academy of Ophthalmology). Passer de longues heures ininterrompues devant un écran de tablette est donc déconseillé.

La question que je pose est donc la suivante: la lumière bleue est-elle vraiment nocive pour l’œil? La réponse est oui et non. Est-elle utile? Absolument. La lumière bleue est nécessaire pour la vision. Autrement, la vision normale avec les couleurs naturelles que l’on connaît serait altérée. Ce qui est nocif, c’est la lumière peu visible limitrophe de la lumière bleue illustrée comme on peut le voir sur la Figure 2 à l’extrémité gauche du spectre visible entre 380 et 420 nm. Jusqu’à 420 nm, ce n’est pas la lumière bleue mais plutôt la lumière violette. Parler de la lumière bleue en général comme étant une lumière mauvaise ou nocive serait donc erroné.


Figure 2: Le spectre électromagnétique et le spectre visuel visible

Ironiquement, bien des professionnels associent la lumière bleue des écrans d’ordinateur et de smartphone à des problèmes de santé visuelle sans se soucier d’autres facteurs physiologiques plus importants, tels que le confort visuel, la fatigue musculaire des yeux et la sécheresse oculaire due à un clignement anormal des yeux. La première source de lumière bleue étant la lumière du soleil, elle est donc abondante et peut constituer un problème à très long terme. D’autres sources incluent la lumière fluorescente émanant des lampes fluorescentes et la lumière LED. Les risques dus à la lumière bleue des écrans sont bien inférieurs à ceux du soleil (Dr Khurana, Should You Be Worried About Blue Light?, 2017). Les lampes fluorescentes et autres lumières émanant de dispositifs électroniques divers peuvent causer une gêne visuelle et un inconfort, outre ce qui a été cité plus haut, par leurs papillotements irréguliers (fréquences mal équilibrées et mauvaise distribution lumineuse sur la surface de l’écran).

Qu’est-il donc opportun de faire ?

Serait-il bon de prendre des mesures préventives aléatoires contre la lumière bleue, même s’il n’y a encore aucune preuve de dommage pour l’œil? A mon avis, et c’est celui de beaucoup d’autres scientifiques, il est encore prématuré de prendre des mesures préventives contre la lumière bleue. Il pourrait y avoir des conséquences disproportionnées si une privation à la lumière bleue venait à être recommandée de manière générale et irréfléchie. Certaines études suggèrent qu’une exposition insuffisante au soleil chez les enfants pourrait affecter la croissance et le développement de la vision. Le manque de soleil pourrait même augmenter les risques de myopie chez les adolescents et les jeunes adultes.

Pour résumer, voici quelques conseils que l’optométriste et l’opticien devraient prendre en compte et donner à leurs clients et patients:

1. Toujours porter une correction adéquate quand cela est nécessaire pour les travaux de près et pendant l’utilisation d’écrans de tabletteou smartphone.

2. Essayer de limiter le temps d’exposition aux écrans deux à trois heures avant d’aller se coucher. De nombreux appareils sont munis de réglages de nuit qui minimisent l’exposition à la lumière bleue le soir.

3. La nocivité due à la lumière bleue des écrans est bien inférieure à celle du soleil. Il est donc conseillé de penser à protéger l’œil des effets du soleil en portant des lunettes solaires de bonne qualité plutôt que de se soucier inutilement et/ou exagérément des effets de la lumière bleue. Une trop grande exposition à la lumière ultraviolette du soleil augmente les risques de maladies oculaires.

4. Ne jamais prescrire des verres blue-block de manière systématique : seulement conseiller une protection à la lumière bleue selon la nécessité et le besoin.

5. Eviter de prescrire des verres blue-block aux bébés et enfants en bas âge. L’œil de l’enfant a besoin de croître dans un monde de lumière ambiante normale.

6. Recommander des verres de soleil de bonne qualité en guise de protection générale au lieu de verres anti-lumière bleue prescrits de façon exagérée.

7. Faire la différence entre rayons ultra-violets et rayons bleus. L’œil est parfaitement capable de se défendre seul, mais les excès en lumière ambiante généralement pendant de très longues années pourraient nuire aux structures oculaires externes et internes.

8. Promouvoir des verres photochromiques anti-UV de bonne qualité serait une bonne chose.

9. Prescrire des verres blue-block principalement aux jeunes adultes et adultes pour être utilisés dans des tâches faisant appel à de longues heures quotidiennes devant un écran d’ordinateur ou similaire. Pour les jeunes adolescents, il serait bon de préconiser un port modéré et surveillé.